lundi 21 mai 2018

Manigances vespérales et gigaoctets



Je regarde la pluie qui tombe à la fenêtre, les nuages gris qui roulent et s'amoncellent, je repense à toutes ces années perdues qui ne reviendront plus, au temps qui passe et qui nous tue, à nos cicatrices, aux blessures de nos âmes meurtries par cette absurdie qu'on appelle la vie, vallée de larmes qui ne sera jamais tarie, fossoyeuse de nos désirs et de nos envies inassouvies, inabouties, inaccomplies…


Assise au bar, accoudée au comptoir, mon verre est plein, je le vide, d'un trait. L'alcool me brûle la gorge à son passage et vient ensuite réchauffer mes entrailles. C'est fort et doux à la fois, fort comme lorsque je crie ton nom dans un coït oppresseur, annonçant la venue du spasme libérateur, doux comme tes mots et tes caresses qu'accompagnent chacun de mes orgasmes. Mon verre est vide, tu le pleins, source de vie intarissable et seule capable d'étancher ma soif, je te laisse y verser ton précieux liquide ambré, savant mélange alcoolisé, dosage subtil et mesuré, dont les effluves laissent augurer de délicieuses gustativités.

Bientôt, de tes vapeurs enivrée, soûlée par avance de tes avances planifiées et encodées, aussi sûrement que lors de mon passage en caisse, mais là il faut que j'encaisse, je vois au travers des contours de mon esprit embrumé, tant par les vapeurs d'alcool que celles qui émanent de tout mon être épris de toi, se profiler les desseins et se dessiner les profils encore flous de mes dernières manigances en instance. J'ai dans l'idée de violer ta vie, d'en abuser, te la voler en toute virtualité, usant de toutes ces pluralités dont tu sais déjà que je suis maîtresse lors de mes tournées des grandes dupes.

Comment ? C'est très simple. Je sais tes réticences et tes désespérances pour les jeux de la guerre et de l'amour, du hasard et de ses détours, aussi vais-je me mettre à les jouer à ta place dans ce monde de faux-nez avançant masqués, tels ces médecins d'opérette de la grande et perpétuelle Comedia del Arte. En fait j'y ai déjà pensé, bien avant d'en avoir l'idée, m'étant fait aussi connaître sous une autre identité, la tienne en l'occurrence, puisque c'est bien de toi qu'il s'agit, espérant à l'époque te redonner goût à la vie en usant de ce stratagème. Messages lancés comme autant de bouteilles à la mer dans cet océan éthéré et venant s'échouer au gré des courants d'ondes sur toutes les rives du monde, ce monde dont tu refuses de voir l'existence, l'un d'eux est parvenu jusqu'à "Elle", oui elle s'appelle "Elle" tout simplement, et représente la somme de toutes ces amantes auxquelles tu t'es refusée au seul prétexte de fidélité jurée à une vie triste et sans saveur, cantonnée à vivre pour vivre et non pas pour aimer, cet amour dont tout le monde parle mais que peu ont croisé au cours de leur destinée.

"Vous" avez fini par vous croiser, puis "vous" avez commencé à communiquer, à échanger, à partager tout ce que deux femmes esseulées peuvent avoir à partager, quand l'attirance est réciproque, que les sens sont en émoi et que les envies guident les premiers pas. Et très vite les choses se sont emballées, puisque de cette douce sensualité à la sexualité exacerbée au plus fort de vos échanges incontrôlés, conquises autant qu'éprises, est née une grande complicité, de celles qui permettent tous les excès, qui pardonnent toutes les folies, mais qui n'autorisent aucun compromis. "Vous" avez découvert que "vous" étiez presque voisines dans la vraie vie, séparées seulement de quelques lieues, "vous" étant déjà très certainement croisées sans le savoir, le grand monde est si petit. Elle t'a alors montré tous ses trésors cachés, bien que "tu" connaisses déjà son corps par cœur, son cœur par corps t'étant déjà acquis de toutes façons, tant "tu" as très vite appris à t'en servir, être à son écoute, combler ses moindres désirs et la faire vibrer de tes mots, comme autant de caresses et de baisers qui la laissaient pantelante.

Elle est très belle, comme une vestale aux seins lourds et généreux, gorgés de cette vie qui l'anime en permanence, son corps nu dévoilé à "ton" regard est une invitation et une ode à l'amour, et que dire de sa chatte exposée sans pudeur à "ta" bouche, délicieuse offrande que sa fleur d'amour aux pétales délicats et emperlés de sa rosée de femme, oiseau de paradis au merveilleux plumage, dont la seule vue annihile toute velléité de résistance, provoquant l'inexorable et impétueux désir de venir aussitôt poser "tes" lèvres sur les siennes et goûter enfin à son fruit défendu, ce fruit si délicat et fragile, offert à tous "tes" caprices. Mais cela n'est pas suffisant, puisqu'elle t'a fait part de son désir de "vous" voir, de passer enfin de l'autre côté de l'écran, une rencontre fortuite au hasard d'un chemin de promenade où elle te dirait simplement cette fois et sans que tu n'y comprennes rien "viens, je t'emmène, on va chez moi et on va s'aimer", sans autre forme de procès ou de ces convenances qui rendent les choses si compliquées alors qu'elles devraient être si simples, juste l'envie d'avoir envie et de se laisser guider.

Il me restera ensuite à te préparer à l'éventualité de cette rencontre et de ses conséquences, d'abord te la présenter, tout t'expliquer, puis te convaincre, et ensuite te la remontrer, mais cette fois avec les mêmes yeux que les miens, devenus pleinement les tiens, t'apprendre à l'aimer et à la désirer autant qu'elle t'aime et te désire, dans ce royaume des illusions et des désillusions, t'apprendre à te libérer de ce carcan qui t'emprisonne, t'ouvrir à la vie, la vraie, celle qui coule comme des rivières de miel, celle qui te rappelle à quel point tu es belle et désirable mais tu l'avais oublié, dans une amnésie forcée toute autant que subie, alors laisse-moi te rendre la mémoire.

J'ai hâte de cette rencontre autant que je la redoute, car si d'aventure elle se passe comme je l'espère, alors je te perdrai à tout jamais, emportant avec mes souvenirs et juste avant de disparaître ma seule consolation dans ce bas monde, celle de te savoir enfin heureuse, accomplie et comblée, et finalement c'est bien tout ce qui m'importe, puisque tout ça je n'aurai jamais pu te l'apporter.

Alors dans ce bar aux tentures pourpres, qui empourprent un peu plus mes joues de leur reflet dans les miroirs, je finis une dernière fois mon verre avant de me jeter à l'eau...
...Et dans ma tristesse animale de femme qu'on soûle et qui s'oublie, je te vois, toi, femme de mes vies, prisonnière de ma folie. Puis ton visage s'estompe et disparaît.

Pardon, mon ange...

© Les Contes Oniriques, 2018
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